mardi 31 mai 2011

Echecs du marché, vocabulaire et méthodologie

Un fil sur la création monétaire (eh oui…) a dérivé vers les échecs du marché et est en train de dériver dangereusement vers la méthodologie, voire récemment vers une psychiatrie un peu nauséabonde. Comme je trouve cette discussion intéressante, je l’extrais de ce marécage et j’ouvre ce fil pour la poursuivre, au cas où ça intéresserait quelqu’un.

La controverse que je prolonge ici portait sur la définition des échecs de marché, que plusieurs interlocuteurs m’accusaient de ne pas connaître. Je repars donc de la définition de « échecs du marché » ou « market failures », dont je citais trois versions :

• "une défaillance du marché est un cas dans lequel le marché échoue dans l'allocation optimale des ressources économiques et des biens et services" (WP)
• “there exists another conceivable outcome where a market participant may be made better-off without making someone else worse-off.” (WP)
• « On parle de défaillances de marché lorsque l’équilibre de marché n’aboutit pas à une situation optimale. » (un cours de licence trouvé via Google )

A mon avis, elles sont à peu près équivalentes, si ce n’est que seule la troisième utilise explicitement le mot « équilibre », et que la deuxième précise que la situation de référence optimale mentionnée par les deux autres est un équilibre de Pareto.

Il y en a pas mal d’autres du même genre, si ce n’est que le mot « optimal » est souvent remplacé par « efficient ». J’interprète toutes ces définitions comme se référant à un écart entre la réalité observable et un certain idéal, défini par un modèle ou autrement.

C’est cette interprétation que contestent mes interlocuteurs, dont Anonymecon qui m’objecte : « par défaillance du marché (market failure), on entend une déviation des hypothèses sous lesquelles le marche délivre un optimum de Pareto ». Et en effet, en cherchant bien, j’ai aussi trouvé: « A situation, usually discussed in a model not in the real world, in which the behavior of optimizing agents in a market would not produce a Pareto optimal allocation.” (c’est moi qui grassoie). Cette acception, qui implique une comparaison entre deux modèles ou idéaux-types, sans référence à la réalité observable, m’a quand même semblé très minoritaire.

En tout état de cause, il y a donc une ambiguïté : de quel marché et de quelles situations parle-t-on ? Dans mon interprétation, adoptée aussi par Alexandre mais apparemment refusée par Jean-Edouard, les « échecs du marché » sont des désaccords entre la réalité observable d’une part, et d’autre part ou bien les prévisions d’un modèle, ou bien certains critères d’efficience ou d’optimalité. C’est la seule qui soit cohérente avec l’idée généralement exprimée que l’existence d’échecs de marché appelle l’intervention de l’Etat, évidemment dans l’économie réelle, ce que disent pratiquement toutes les sources que j’ai consultées. Alors que l’interprétation d’Anonymecon fait du raisonnement économique un raisonnement abstrait déconnecté de la réalité, et donc inapplicable à l’action.

D’une façon plus générale, cette discussion renvoie à deux façons de considérer la discipline économique. On répète souvent que « le modèle n’est pas la réalité », et je suis bien d’accord là-dessus. Mais faut-il s’arrêter là, et considérer la construction et l’analyse de modèles comme un simple exercice intellectuel abstrait clos sur lui-même dont il ne faut pas chercher à tirer de conséquences pratiques ? Je ne nie pas que ça puisse être un jeu passionnant pour les amateurs, ni que ça puisse être un passage obligé pour se familiariser avec les outils avant de les mettre en application, mais personnellement ça ne m’intéresse pas.

Ou la construction et l’analyse de modèles est-elle un moyen (parmi d’autres) d’appréhender la réalité, voire éventuellement d’agir sur elle ? Si c’est le cas, le rapport des modèles à la réalité est LA question primordiale D’accord, un modèle éloigné de la réalité peut servir d’instrument d’analyse de celle-ci, mais si on pense que les écarts entre modèle et réalité appellent une modification de quelque chose, c’est bien évidemment du modèle, comme dans toutes les autres sciences. Ce qui est incohérent en tout état de cause, c’est de définir les échecs de marché comme le fait Anonymecon et de considérer que l’Etat doit intervenir pour les corriger.

C’est pour ça que je dis que ces écarts ne devraient pas être appelés « echecs de marché » ou « défaillances du marché », mais « défaillances du modèle » ou « imperfections du modèle ». Les mots comptent. Dire « erreurs de marché » signifie « le marché se trompe » et il est alors naturel de penser qu’il faut que quelqu’un corrige ses erreurs, et ça nous fait entrer dans le domaine politique. Dire « défaillance du modèle » implique qu’il faut perfectionner le modèle, et nous fait rester dans le domaine scientifique.

Enfin, au-delà des considérations « conséquentialistes », l’idée même que les « défaillances de marché » doivent être corrigées par l’intervention de l’Etat pose deux questions d’ordre philosophique et non économique, auxquelles il faut répondre avant d’envisager des actions :
• quel que soit l’idéal proposé, qu’est-ce qui peut faire penser qu’il est suffisamment désirable pour justifier des actions destinées à le réaliser ?
• et même s’il est en effet désirable, est-il légitime que l’Etat utilise son monopole de la contrainte légitime pour entreprendre de telles actions ?

5 commentaires:

  1. Mea culpa, c'est moi qui ai "fauté" en déviant sur la méthodo dans un fil qui parlait de monnaie ;) Pour me faire pardonner, je renvoie aux deux papiers de J.-E. sur la méthodologie :
    http://www.mafeco.fr/?q=node/202
    http://www.mafeco.fr/?q=node/203

    Toutes les méthodes en économie font des hypothèses simplificatrices. C'est incontournable, lorsqu'on veut étudier les effets d'un facteur, on est obligé de faire abstraction de certains autres facteurs. La manière de le faire peut varier, cependant, et l'interprétation des résultats aussi.

    Une partie des économistes - dont les autrichiens - cherchent à faire une analyse causale. Certains diraient même qu'il n'y a d'analyse scientifique que causale. Or la causalité telle qu'elle est habituellement comprise suppose d'avoir choisi préalablement un contrefactuel. Ce choix n'est pas neutre. Selon qu'il s'agit d'un modèle néoclassique (pas nécessairement la concurrence pure et parfaite comme je l'ai écrit sur econoclaste) ou d'un processus de découverte hayékien, on n'obtient pas les mêmes relations de cause à effet.

    La causalité est une catégorie épistémologique, pas ontologique, et les résultats changent selon le cadre et la méthode adoptés !

    Jusqu'ici, les conclusions obtenues sont scientifiques, axiologiquement neutres. Mais ensuite vient l'étape des choix normatifs : si telle cause a telle conséquence que l'on recherche, alors cette cause est considérée comme souhaitable. Mais comme on a vu que les liens de cause à effet dépendent du contrefactuel retenu, les conclusions normatives en dépendent aussi !

    Une tendance regrettable dans les articles d'économétrie consiste à considérer, à la suite de M. Friedman, que tout ça c'est du blabla philosophique. Ce qui compte c'est que le modèle et ses prédictions expliquent à peu près la réalité. Il ne s'agit pas de savoir ce qui cause les effets observés in abstracto, mais d'identifier les facteurs qui comptent dans la réalité des faits observés.

    En procédant ainsi, on risque de balayer sous le tapis le choix du contrefactuel. On essaie d'arriver à des conclusions en termes de causalité qui sont purement ontologiques, indépendantes de tout choix épistémologique. Mais c'est impossible, et cette illusion est dangereuse.

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  2. Il m'est arrivé d'écrire à l'IGN pour signaler des erreurs dans leurs cartes au 1/25000ème, avatar moderne des cartes d'Etat-Major. Je ne me suis pas rendu sur les lieux pour modifier les réalités (route, nom de lieu-dit...) afin de les faire coller au modèle cartographique, et je n'ai pas ameuté le voisinage en déplorant les "défaillances du terrain".

    Les cartographes de l'IGN ne semblent pas se formaliser de ces interventions, qu'ils appellent même de leurs vœux. Il est vrai que leur modélisation est un objet physique "iconique" et non pas une modélisation discursive (texte en langue naturelle, systèmes d'équations), ce qui oblige automatiquement à l'humilité, l'inadéquation du modèle étant détectable, facilement, et même par les profanes.

    A contrario, le cadre conceptuel choisi peut nous rendre aveugle à ce qui devrait nous crever les yeux, et nous faire magnifier l'importance de certaines données. Les voyages en URSS de la belle époque poussaient à s'extasier sur les accortes kolkhoziennes chevauchant leurs tracteurs "à toute vapeur vers le socialisme", mais rendaient difficile l'observation d'une surveillance constante des mouchards (NKVD / KGB) sur les candides voyageurs venus de l'enfer capitaliste. C'était donc la réalité soviétique qui subissait une distorsion pour coller au modèle idéal. Plus innocemment, il est notoire que, dans bien des cas, le tourisme ne modifie guère les stéréotypes nationaux des touristes.

    Les cadres mentaux sont souvent déjà saturés de jugements de valeur. Dans certains cas, ils sont cela de façon massivement prédominante, ne contenant finalement qu'assez peu de traits définitoires objectifs. Voici par exemple une définition de ce que c'est qu'être de gauche ("liberal") par un Américain de gauche : "I am a liberal, and liberalism is the politics of kindness. Liberals stand for tolerance, magnanimity, community spirit, the defense of the weak against the powerful, love of learning, freedom of belief, art and poetry, city life, the very things that make America worth dying for." (Garrison Keillor [chroniqueur radiophonique sur le réseau de la National Public Radio, USA], Homegrown Democrat, 2003, page 20).

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  3. 1/3
    Les questions posées dans le dernier paragraphe troubleront peu le partisan de l'interventionnisme étatiste, généralement peu porté aux réflexions méthodologiques, et :
    - parce que la division du monde en états et la légitimité de la mainmise partielle des gouvernements sur les citoyens de ces états sont considérées par lui comme allant de soi (ou alors il prônera une "gouvernance mondiale" assez inquiétante),
    - parce que la passion morale le pousse à préférer l'exhibition de ses idéaux et de ses bons sentiments à l'examen réaliste des intérêts des personnes dont il veut prendre la défense (c'est ce que fait Keillor dans ma citation ci-dessus).

    Ainsi, du point de vue des relations publiques, de la propagande, la bataille est perdue d'avance.

    Il faut poser à l'étatiste des questions pratiques, du genre de celle-ci : que préconisez-vous de faire en présence de situations comme celle-ci, rapportée par Tom G. Palmer dans "La mondialisation ? C'est magnifique !" (un titre à se faire casser les dents) :

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  4. 2/3
    "L'enjeu politique principal de ces questions autour de la mondialisation est le suivant : est-ce qu'une frontière devrait ou non être utilisée pour entraver un échange volontaire qui serait permis si les deux acteurs de cet échange, au lieu d'être séparés par une frontière, se retrouvaient du même côté de celle-ci ? Est-ce qu'il devrait être permis à un agriculteur de blé américain d'acheter un téléphone portable à un fabriquant finlandais ? Un tisserand ghanéen a-t-il le droit ou non de vendre à un ouvrier de l'industrie automobile en Allemagne les chemises et les pantalons qu'il fabrique chez lui ? Je pense que la réponse est : certainement. Les alter mondialistes, qu'ils soient de gauche ou de droite, de Ralph Nader à Pat Buchanan et Jean-Marie Le Pen, eux, affirment que non.

    Avant d'expliquer mon point de vue, je tiens à souligner que ce débat ne concerne pas une série de statistiques, mais plus véritablement des liens entre des êtres vivants, en chair et en os, qui pensent et qui respirent, et dont les vies ont un sens et une importance.

    Afin d'illustrer ces arguments, je vais vous raconter une anecdote. L'année dernière un de mes amis, d'origine Maya, et professeur d'anthropologie au Guatemala, m'a fait visiter les hauteurs de ce pays où vivent toujours les Mayas. Il m'expliqua que les anthropologues européens et américains qui veulent  étudier ces Mayas se plaignent que les femmes portent de moins en moins leurs splendides costumes indigènes, faits à la main, et fabriqués avec beaucoup de patience. Ces costumes sont de plus en plus réservés aux occasions spéciales tels les baptêmes et les mariages. La réaction de ces touristes curieux est presque toujours un sentiment d'horreur. La culture des Mayas est en train d'être volée, disent-ils. Les Mayas sont les victimes de l'avancée de la mondialisation et de l'impérialisme culturel, affirment-ils. Mais ces anthropologues ne prennent pas la peine de demander à ces femmes pourquoi elles abandonnent le port journalier de leurs habits traditionnels. Mon ami, lui, a posé la question. Et ces femmes ont répondu que ces vêtements faits à la main, devenus rares, sont maintenant trop chers.

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  5. 3/3

    Comment comprendre que leurs vêtements, fabriqués de leurs propres mains soient maintenant devenus trop chers ? Cela s'explique dans la mesure où la valeur marchande du travail d'une tisserande maya a augmenté. Au lieu de passer des heures et des heures au rouet à fabriquer une étoffe pour son usage personnel, il lui est désormais possible, grâce à la mondialisation, de fabriquer cette même étoffe et de la vendre à une dame française, et d'utiliser les profits de cette vente pour s’acheter trois vêtements, et, en plus, soit une paire de lunettes, une radio ou bien des médicaments contre le paludisme.
    Ces femmes peuvent aussi se consacrer à d'autres occupations et toujours être en mesure de s'acheter davantage d'articles dont elles ont besoin, Elles ne sont pas victimes de vol. Bien au contraire, elles s'enrichissent. De leur point de vue, cet enrichissement n'est pas nuisible. En revanche, l’opinion des alter-mondialistes est que cet état de choses est bien fâcheux. Mon ami maya dit que les personnes qui sont fâchées de cette évolution sont les  touristes de la misère, pour qui est gâché le plaisir de prendre de belles photos en technicolor du folklore indigène.

    Donc, quand on parle de mondialisation, gardons bien en tête le sort de ces femmes Mayas qui fabriquent à la main ces étoffes qui deviennent trop coûteuses pour être portées tous les jours. Elles sont bien vivantes en chair et en os, et leurs destins seront influencés en bien ou en mai par le débat sur la mondialisation. Deviendront-elles plus riches ou plus pauvres ? Leurs vies seront-elles allongées ou raccourcies ? Cela dépend de la sagesse, ou de la folie, des politiques pratiquées."

    Que préconisent par exemple les ethnologues occidentaux ?

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