lundi 10 mai 2010

Vernon Smith et Ludwig von Mises

Dans une discussion sur Rationalité Limitée, je fais référence à un article de Vernon Smith sur Ludwig von Mises, qui à mon avis mérite d’être commenté plus avant.

Cet article est d’abord un hommage sans réserve : « [Human Action] has endured well because many of its major themes — property rights, liability rules, the efficacy of markets, the futility of interventionism, the primacy of the individual — have become important elements in microeconomic theory and policy. Moreover, these themes have become important because of Mises, Hayek, and others on the fringe (e.g.,Coase ,Alchian, North, Buchanan, Tullock, Stigler,and Vickrey, to name a few) and not because of mainstream economic theory. ». Et au total, dit Vernon Smith, « Mises’ basic message as to how economies function is as good to day as it was then. »


Smith se déclare ainsi ouvertement misesien, et avance une idée qui m’est chère : que des éléments fondamentaux des thèses autrichiennes prennent progressivement une place dominante dans l’économie « mainstream » grâce à des auteurs dont on ne sait pas trop s’ils ont redécouvert ces thèses de façon indépendante ou s’ils les ont puisées chez les auteurs autrichiens. Notons au passage qu’il en oublie, ne serait-ce que Simon dont les apports ressemblent furieusement à ceux d’un Mises ou d’un Kirzner. Mais peu importe.

Cela dit, il ajoute immédiatement : « There is plenty in Mises to update because of things we think we now know that we did not know 50 years ago. ». A partir de ses propres travaux et de l’évolution des neurosciences, il aborde cinq points :
1. l’économie peut-elle être une science expérimentale?
2. l’évolution de l’esprit primitif
3. action consciente et action inconsciente
4. le rôle de la raison et des émotions dans les décisions
5. les fondements de la coopération entre humains

Sur les points 2, 4 et 5, il prend grand soin de dire que ses remarques n’invalident nullement les positions de Mises, mais les complètent voire les confortent. Tout juste ajoute-t-il que Mises sous-estime le rôle constructif des émotions dans l’action, et que le fondement de la coopération entre humains n’est pas seulement la division du travail, mais aussi le langage et la réciprocité. Mais il s’empresse de préciser que ça ne change pas la position de fond (« none of this changes the import of Mises’ argument »)

Les deux autres questions semblent a priori plus épineuses. Toute l’œuvre de Vernon Smith s’inscrit en faux contre la phrase de Mises : « No laboratory experiments can be performed with regard to human action. », qui est pourtant un des fondements de la méthodologie autrichienne (et classique). Prise littéralement et hors contexte, la phrase de Mises est bien évidemment fausse.

Soucieux de réconcilier sa propre position avec celle de Mises, Smith propose une réponse facile : « My view is that the reason economics was believed to be a non experimental science was simply that almost no one tried or cared. » Ma réponse, presque aussi facile, s’appuie sur la démarcation que trace Mises entre la psychologie et l’économie (ou plutôt la praxéologie dont pour lui l’économie est une branche) : « The theme of psychology is the internal events that result or can result in a definite action. The theme of praxeology is action as such. » Donc pour Mises, ce que Smith appelle « économie expérimentale » est en réalité de la psychologie expérimentale, puisqu’elle vise à construire une théorie des comportements individuels (« how brains work »).

Les autrichiens ne prétendent nullement que ce travail ne doit pas être fait, bien au contraire, mais ils s’en remettent pour cela aux psychologues. J’en concluais qu’il n’y a pas de contradiction dans la position autrichienne, ni entre elle et la position de Vernon Smith, et que, tout en le rangeant au rayon psychologie, Mises applaudirait le travail de son disciple Vernon.

A la réflexion, je n’en suis plus tellement sûr.

Certes, tous deux considèrent que la théorie économique doit reposer sur un modèle du comportement humain individuel qui soit conforme à l’observation de la réalité, ce qui disqualifie a priori le modèle de l’homo economicus et l’hypothèse de rationalité qui va avec. Mais alors que Smith s’attaque à la recherche de cette connaissance psychologique pour construire ce modèle via l’expérimentation sans s’occuper des frontières disciplinaires, Mises essaie de faire l’économie de cette étape. Pour lui, étant donné que les humains sont doués de libre arbitre et extraordinairement divers, tout modèle reposant sur des considérations psychologiques est condamné à ne pas être suffisamment général pour servir de base à la théorie économique générale qu’il ambitionne de construire. C’est pourquoi il fonde la praxéologie sur des axiomes purement logiques apodictiquement vrais, c’est-à-dire dont la négation constitue une contradiction performative.

Qu’aurait-il dit des résultats de Vernon ? Il aurait d’abord voulu vérifier qu’ils sont cohérents avec ses propres axiomes de l’action, et ensuite savoir dans quelles circonstances et pour quels acteurs ils sont valides avant de les utiliser comme données utilisables dans ces circonstances et pour ces acteurs (« For praxeology, data are the bodily and psychological features of the acting men, their desires and value judgments, and the theories, doctrines, and ideologies they develop in order to adjust themselves purposively to the conditions of their environment and thus to attain the ends they are aiming at. »)

Autrement dit, en écrivant sa fameuse phrase « No laboratory experiments can be performed with regard to human action. », Mises a été un peu rapide. Il en va de même pour une autre phrase également souvent citée hors contexte : « Human action is necessarily always rational », qu’il vide fort heureusement de toute substance quelques paragraphes plus loin en écrivant : « The teachings of praxeology and economics are valid for every human action without regard to its underlying motives, causes, and goals. », ce qui résoud aussi la contradiction que pointe Smith à propos de la distinction que fait Mises entre action consciente et action inconsciente. Au total, que l’action soit consciente ou non, qu’elle soit « rationnelle » ou non, ne change rien aux conclusions de Mises, ce que Smith résume en : « He [Mises] wants to claim that human action is consciously purposeful. But this is not a necessary condition for his system. »

Au total, les commentaires de Vernon Smith, loin de réfuter Mises, le confirment et le complètent. Ça devrait donner à réfléchir à tous ceux qui n’ont que mépris pour Mises et ses émules, et peut-être même donner à quelques-uns de ses critiques (on peut rêver…) l’idée de le lire…

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