dimanche 15 novembre 2009

De quoi parle l'économie ?

C’est la question de la « performativité » de l’économie qui me pousse à écrire ce premier billet. La thèse, abondamment discutée sur d’autres blogs, consiste en gros à dire que, contrairement aux sciences physiques, la théorie économique modifie son propre objet. En effet, le comportement des agents économiques est influencé par la théorie économique : des agents qui adhèrent à des théories différentes ont des comportements différents, et quand la théorie change, le comportement des agents change aussi, donc il faut revoir la théorie, et ainsi de suite. Voir ceci, ceci et ceci.
A première vue, cette thèse est irréfutable. Les problèmes commencent quand on en tire plus ou moins abusivement des conclusions un peu hâtives, par exemple :
  • une version accusatrice naïve, utilisée par de nombreux auteurs critiques contemporains pour condamner le libéralisme : les économistes ont fait des êtres humains de simples « homo economicus », et si les gens sont des calculateurs égoïstes, c’est la faute d’Adam Smith et des économistes libéraux.
  • une version prométhéenne tout aussi naïve : les économistes ont le pouvoir de façonner la réalité économique, et leur rôle est donc de rendre le monde meilleur. S’ils font de bonnes théories, le monde deviendra un paradis.
  • une version épistémologique forte : puisque l’économiste peut modifier les lois de l’économie, il n’y a pas de lois nécessaires universelles en économie, et l’économie n’est donc pas une science
  • une version épistémologique faible ou modeste: en économie, il est impossible de faire des prévisions quantitatives exactes.
Dans ce premier billet, je voudrais proposer une vision de ce qu’est l’objet de la discipline économique, avant d’examiner si, comment et dans quelle mesure l’exercice de cette discipline transforme réellement son objet.
La question est loin d’être nouvelle. A mon avis, ceux qui l’ont traitée de la façon la plus satisfaisante sont les classiques au XIXe siècle et leurs héritiers contemporains les autrichiens, aujourd’hui soigneusement ignorés par le gros de "la profession. Dans ce qui suit, je m’appuierai sur deux d’entre eux, qui ont abondamment écrit sur la nature même de leur discipline : John Stuart Mill pour les classiques et Ludwig von Mises pour les autrichiens. Mes citations de Mill sont tirées du cinquième de ses Essays on some Unsettled Questions in Political Economy, intitulé On the Definition of Political Economy and on the Method of Investigation Proper to It, et celles de Mises de sa somme Human Action, a treatise on economics. Ils me semblent tous les deux représentatifs de l’épistémologie de leur école, et donc des positions, explicites ou implicites, de toute la tradition classique.

Mill commence par distinguer les sciences de la nature des sciences de l’esprit, tout en précisant que les deux sont nécessaires pour expliquer les phénomènes où l’esprit intervient :
Every thing which can possibly happen, in which man and external things are jointly concerned, results from the joint operation of a law or laws of matter and a law or laws of the human mind.
Laws of mind and laws of matter are so dissimilar in their nature that it would be contrary to all principles of rational arrangement to mix them up as part of the same study. In all scientific methods, therefore, they are placed apart. Any compound effect or phenomenon which depends both on the properties of matter and on those of mind may thus become the subject of two completely distinct sciences, or branches of science: one treating of the phenomenon in so far as it depends upon the laws of matter only; the other treating of it in so far as it depends upon the laws of mind
Mill introduit ainsi deux idées qui seront largement développées par Mises :
  1. le dualisme méthodologique, selon lequel les méthodes applicables à l’économie (et aux sciences humaines en général) sont différentes de celles applicables au sciences de la nature : "Economics, like logic and mathematics, is a display of abstract reasoning. Economics can never be experimental and empirical."(Mises). C’est tout un sujet en soi, mais qui n’est pas directement lié à la "performativité".
  2.  la distinction entre les sciences est une division du travail de recherche de la connaissance sur le monde pris globalement, et non une distinction entre des segments disjoints du monde réel. Chaque phénomène réel ne peut être complètement expliqué qu’en faisant appel à plusieurs sciences.
Cognition and prediction are provided by the totality of knowledge. What the various single branches of science offer is always fragmentary; it must be complemented by the results of all the other branches. From the point of view of acting man the specialization of knowledge and its breaking up into the various sciences is merely a device of the division of labor. (Mises)
Cette deuxième idée implique que l’économie-discipline ne se définit ni par une économie-chose ni par une économie-activité qui seraient séparables des autres choses et des autres activités, mais par certaines caractéristiques des lois qu’elle cherche à élucider, lois qui s’appliquent à toutes les activités humaines.
Dans cette conception, il n’y a pas de frontière, et encore moins d’opposition, entre l’économique et le social. L’économique, pour autant qu’on puisse le définir, est un aspect du social (et non une partie du social, ce qui impliquerait qu’on puisse l’en isoler). Je cite de nouveau longuement Mises :
The intricacy of a precise definition of the scope of economics does not stem from uncertainty with regard to the orbit of the phenomena to be investigated. It is due to the fact that the attempts to elucidate the phenomena concerned must go beyond the range of the market and of market transactions. In order to conceive the market fully one is forced to study the action of hypothetical isolated individuals on one hand and to contrast the market system with an imaginary socialist commonwealth on the other hand. In studying interpersonal exchange one cannot avoid dealing with autistic exchange. But then it is no longer possible to define neatly the boundaries between the kind of action which is the proper field of economic science in the narrower sense, and other action.
The general theory of choice and preference goes far beyond the horizon which encompassed the scope of economic problems as circumscribed by the economists from Cantillon, Hume, and Adam Smith down to John Stuart Mill. It is much more than merely a theory of the "economic side" of human endeavors and of man's striving for commodities and an improvement in his material well-being. It is the science of every kind of human action. Choosing determines all human decisions. In making his choice man chooses not only between various material things and services. All human values are offered for option. All ends and all means, both material and ideal issues, the sublime and the base, the noble and the ignoble, are ranged in a single row and subjected to a decision which picks out one thing and sets aside another. Nothing that men aim at or want to avoid remains outside of this arrangement into a unique scale of gradation and preference.
Dans leurs actions pour améliorer leur bien-être, les humains rencontrent les actions d’autres humains poursuivant le même but. Ils peuvent se trouver en situation de coopération, de rivalité ou de conflit, mais en tout état de cause les actions de l’ensemble des autres humains forment l’environnement objectif dans lequel se situent les actions de chacun d’entre eux, et il ne peut pas plus modifier cet environnement qu’il ne peut modifier son environnement physique. La thèse « autrichienne », développée par Menger dans la « Methodenstreit » contre Schmoller, est que cet environnement formé par le reste de l’humanité obéit à des lois immuables indépendantes de la volonté de chacun des acteurs pris en particulier, ou de tout groupe particulier.

Man's freedom to choose and to act is restricted in a threefold way. There are first the physical laws to whose unfeeling absoluteness man must adjust his conduct if he wants to live. There are second the individual's innate constitutional characteristics and dispositions and the operation of environmental factor... There is finally the regularity of phenomena with regard to the interconnectedness of means and ends, viz., the praxeological law as distinct from the physical and from the physiological law.
The elucidation and the categorial and formal examination of this third class of laws of the universe is the subject matter of praxeology and its hitherto best-developed branch, economics...
The scope of praxeology, the general theory of human action, can be precisely defined and circumscribed. The specifically economic problems, the problems of economic action in the narrower sense, can only by and large be disengaged from the comprehensive body of praxeological theory. (Mises)
Selon cette position « classico-autrichienne », il existe des lois immuables en économie, qui sont les lois générales de l’action humaine, et le rôle de l’économiste est de les découvrir et de les expliciter. Autrement dit, les lois économiques existent ex ante et ce n’est pas leur énonciation qui les fait exister, L’économie-activité peut être définie comme l’ensemble des actions humaines de production et d’échange. Mais il n’y a pas non plus coïncidence entre ces activités et la discipline économique, car ces activités sont aussi soumises à d’autres lois que celles de l’économie, par exemple celles de la physique et de la psychologie. Tout n’est pas économie, et l’économie n’est pas tout, mais toute action humaine a des aspects économiques, auxquels s’appliquent les lois économiques, de même que la gravitation universelle n’est pas tout, mais tout est soumis à la gravitation universelle, même les jets d’eau et les montgolfières (qui ont le culot de monter alors que la gravitation les tire vers le bas !).


A suivre : la performativité à la lumière de la praxéologie.


5 commentaires:

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